C’est toujours l’intempestif qui entre par effraction dans le ciel de la peinture. Avec ici les apparences de l’eau, il surgit comme autant d’images brisées dans le ciel à hauteur d’homme que propose Imtiaj Shohag. Images naufragées et rompues, elles sont la proie d’un espace pictural structuré par la géométrie tranchante qu’orchestre le fracas tonitruant des trois couleurs primaires. Dans cette diffraction anguleuse d’une matière à peindre gorgée de tous les possibles, les fragments d’un monde dévasté, inondé, ruiné, sont autant de pépites qui captivent le regard tant ils dessinent les contours d’une origine, celle d’un récit qui ne demande qu’à bondir par-dessus les conventions narratives pour attraper un peu de la couleur du monde quand ivresse et folie le défient. Sols détrempés, navires échoués, barque renversée, jaillissement menaçant, tigre au bord de la noyade ou petite volaille frémissante, partout le même miroir liquide que le peintre nous convie à traverser tant la lucidité exige de s’émanciper des évidences.
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Etonnant inventaire des rendez-vous d’un désastre infini que conjure la nécessité de peindre, l’ambition souveraine de maîtriser la tempête des images et des songes, d’aiguiser toujours plus ses outils, de dompter les éléments déchaînés qui hantent le désir et le plaisir de donner à voir quelque chose comme une révélation, fût-elle d’un réalisme trivial. Autant de tableaux, autant de preuves et de traces d’un passage espéré vers le discernement pour que cesse la confusion du proche et du lointain. Ici, maintenant, le temps de voir répond au temps de peindre pour ouvrir les parenthèses de l’entre-deux où se nichent des trésors d’émotions. C’est ainsi qu’Imtiaj Shoag parle une langue d’exigence forgée dans le tintamarre d’un quotidien affolé par les fureurs du présent, « un langage de décombres où voisinent les soleils et les plâtres » écrivait Aragon dans Le Traité du style.
Jean-Louis Pradel,
Critique d'art et enseignant à
l'École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris.
Paris, mai 2012
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La peinture n’a jamais cessé d’être au rendez-vous du désastre. Depuis toujours, l’arrêt sur image du fil continu de la nécessité de peindre transcende et mémorise ce qui passe en privilégiant ce qui surgit ou surprend, ce qui traverse le ciel de l’Histoire universelle ou des histoires individuelles à la vitesse de l’éclair. Du coup de foudre amoureux aux pires mauvais sorts qui s’abattent sur l’humanité souffrante, c’est toujours l’intempestif qui entre par effraction dans le ciel de la peinture, cristallisant ses volutes autour de quelques signes d’une lucidité intemporelle. Affaire de corps en fête, de nature miraculeusement bienveillante, de réconciliation, d’apaisement des tourments de la chair et des mystères du monde, cette lucidité s’efforce d’y voir clair jusqu’au plus profond de l’orage et de la tempête. Avec, chevillées à la main de l’artiste, l’ambition de la maîtrise, la souveraine autorité du savoir-faire et l’apparente facilité de la virtuosité, c’est toujours l’indomptable plaisir de peindre qui s’efforce obstinément, désespérément, de dompter les éléments déchaînés. Formes, lumières et couleurs naissent de l’obscurité d’une matière indistincte arrachée au ventre de la terre où la poussière des pigments se mêle à l’eau, à l’huile et à toutes sortes de siccatifs pour imprimer encore et toujours, sur toutes sortes de supports, un peu de la volonté singulière des individus à laisser, contre vents et marées, contre toute évidence, la trace de son passage au monde. C’est ainsi que la peinture se mesure plus à son rapport au temps qu’à son rapport à l’espace.
Imtiaj Shohag installe son temps de peindre au milieu de la tourmente, face à l’accident, dans l’instant où tout se brise, s’effondre ou s’engloutit dans les tourbillons du naufrage. Rien ici d’un cynisme altier sécrété du haut d’une tour d’ivoire, mais une attention patiente et généreuse à ceux –et à ce- qu’on ne voit pas, qu’on ne voit plus à force d’indifférence. En ces temps du « temps réel » où la tyrannie du présent nous accable d’avalanches de catastrophes, où la surenchère des désastres efface toute possibilité de perception, le discernement s’essouffle vite à tenter de suivre ce film bâclé sans cesse accéléré.
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Hagard, chacun se perd dans l’enivrante valse des événements aux lourds effluves de jungle abandonnée à la raison du plus fort, livrée aux ravages des tigres du marché débridé. Alors que s’effondre toute hiérarchie entre le dérisoire et le décisif, tandis que le proche et le lointain se confondent sur les mêmes écrans hypnotiques, la quête des origines et celle des horizons salutaires disparaissent dans une même hébétude. Gagne l’aveuglement de trop en voir. Ne reste qu’une pornographie des postures fabriquée par l’industrie de l’information et son marketing du mépris où ne règne qu’ un déluge de peurs sur lequel surnage l’infinie pacotille des marchands et leurs bonheurs formatés.
Face à tant de frustration, d’impuissance, de lâcheté et de passivité orchestrée par la toute puissance des médias, la peinture, debout, dressée au-dessus de l’océan d’épaves, saisit quelques bribes et morceaux de la réalité mise en pièces, restitue la dignité et l’émotion, fouille l’énigme, redonne forme à cet autre temps qui est celui de l’homme où la mémoire est raison d’espérer, le passé, promesse d’avenir. Dans ses tableaux d’accidents ou de tsunami, dans ses assemblages de bois flottés comme dans ses inventions de paysages sur les traces rocailleuses de Cézanne au pied de la Sainte-Victoire, Imtiaj Shohag parle une langue d’exigence dont chaque vocable, arraché à la rumeur, sauvé de la fureur, cueilli dans le tintamarre de notre quotidien affolé, résonne loin et longtemps, pour habiter le silence d’un présent élargi où cœur et raison prennent le temps de voir.
Jean-Louis Pradel,
Critique d'art et enseignant à
l'École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris.
Paris, septembre 2005
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Un accident survient comme un brusque changement d’état, une métamorphose violente où l’odre des choses bascule en un apparent désordre. Accident, catastrophe sont comme les signes d’un destin : imprevisibles, brutaux, irréversibles. A moins qu’ils ne renvoient à l’impréparation des hommes, à leur négligence ou à quelque goût secret pour l’apocalypse dont on voit maints exemples dans l’histoire. L’hubris ou la paresse y conduisent tout droit, à
Moins que ce ne soit la chance (ou la malchance). Difficile de démêler nos sentiments face aux images des accidents qui hantent jour et nuit les informations qui nous sont données à travers les médias.
S’ils fascinent autant qu’ils font peur c’est qu’ils disent que tout peut (et doit connaître) une fin. La mort est la compagne nécessaire des « beaux » accidents et la mort nous enseigne les inévitables métamorphoses qui nous sont promises. En ce sens toute mort nous dit les deuils nécessaires pour affronter la vie. Au-delà de cet horizon existentiel la figure de l’accident revêt un sens poétique majeur en indiquant le chemin possible de la création. La descente psychique dans le désordre de la mélancolie est comme une étape promise pour tout acte créateur. Point d’artiste qui ne sache que créer suppose qu’on se perde avant de se ressaisir. Tout poète connaît cette respiration dangereuse, ce compagnonnage de la nuit appelant la lumière, ce jeu des renaissances multiples.
Le miroir brisé ne peut que renforcer la lecture psychologique des accidents représentés. Il est dabord la métaphore d’une conscience malheureuse dans laquelle le monde n’est perçu que comme éclaté, dispersé.
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Ainsi la thématique de l’accident et du miroir brisé s’épaulent-elles pour dire un désordre que la peinture se doit de restaurer. Et c’est bien ce que de grands peintres tentent de faire de Kiefer à Barcelo en passant par Gasiorowski : la palette du peintre symbole même de la restauration du sens chez Kiefer, la pâte picturale triturée avec des fruits et légumes corruptibles chez Barcelo, les longues peintures (rouleaux de 10 mètres et plus) de gasiorowski construisant le mythed’une pratique où le peintre fonde sa « renaissance », son retour à la vie.
La peinture peut et doit transformer les images de désastres et de mort en promesse de vie.
Pour que l’on exalte cette dialectique, nous voici pris dans le mouvement d’un contraste d’esprit baroque ou l’on habillerait la mort d’or et perles. Et il n’est pas impossible de discerner dans les œuvres d’Imtiaj Shohag une séduction pour un art de peindre n’ignorant pas le goût des belles couleurs et les allusions à la peinture moderne au moment de son triomphe. Les fragments de miroirs peuvent aussi devenir une verroterie brillante ajoutant encore à la parure. Tout ceci est pour l’instant à l’état d’ébauche laissant les images bien lisibles des désastres le rôle de nous rappeler à la vigilance ou à la compassion. Mais l’aventure de la peinture est à là clairement posée avec ses deuils et ses métamophoses promises.
Pierre Paliard,
Critique d’art et professeur aux Beaux-Arts
et à l’université d’Aix-en-provence, France, octobre 2001 |